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Roger FARNEY (octobre 1917)

Roger FARNEY  1894-1973 Arabécédesque  "La corvée"

Roger FARNEY

1894-1973


LA CORVÉE

(Octobre 1917)


À Jean GABUT-LECLERC, mon ami,Mort pour la France.

   « Allons, debout ! » – c’est la voix enrouée du sergent de jour mal éveillé qui s’essaye à stimuler les hommes endormis dans les écuries et les greniers qui leur servent de cantonnement.
   La nuit est noire et froide, et la pluie de la journée a gâché la terre remuée par des centaines de godillots. Dans le fond de la cour une faible lanterne accrochée à la « roulante » éclaire la face bouffie d’un cuistot qui, grimpé sur un marchepied, touille le jus avec un grand bâton.
   Les hommes savourent paresseusement les derniers moments de repos sur la paille fétide. On entend des rumeurs : « ce n’est pas encore pour cette nuit, la pause ! »
   Voilà huit nuits que cela dure ; les préparatifs d’attaque exigent le creusement de nouveaux boyaux, et les fantassins au repos font vingt kilomètres chaque nuit pour aller remuer la terre auprès des lignes.
   C’est maintenant un va-et-vient des cantonnements à la cuisine : des faces encore pâles du sommeil interrompu, des accoutrement hétéroclites, le mousqueton en bandoulière, le canon tourné vers la terre ; certains ont mis leur toile de tente comme un manteau qui se gonfle aux cartouchières et sur l’arme. L’appel se fait, on va tirer les retardataires de leur paresse et le café s’ingurgite rapidement avec la « gnôle ».
   La compagnie s’échelonne sur la route, l’officier en queue. Les petits groupes s’en vont, distants de 50 mètres et chacun marche en prolongeant encore son sommeil. On patauge dans la boue liquide de la route, sans la sentir, jusqu’à ce que le froid et la pluie vous éveillent tout à fait.
   Des caissons d’artillerie passent au trot de leur six chevaux en éclaboussant les fantassins qui se rangent en file indienne sur la droite de la route. D’autres poilus sortent des ruines voisines. « Ohé : Quelle compagnie ? « La Mitraille ! » – « à tout à l’heure » – Et la troupe passe sur un chemin où les pieds s’engluent, puis sur les passerelles du canal et de l’Aisne, soutenues par des tonneaux vides qui s’enfoncent doucement dans l’eau.
   On entend quelques obus et l’on voit là-bas, sur la crête, les fusées éclairer un moment et mourir brusquement.
   La marche continue, monotone ; on monte une longue route visqueuse et bordée de trous ; on côtoie un dépôt de matériel, un convoi, une ombre ! L’artillerie crispe les tympans, la pluie tombe, pénétrante… Et le fantassin passe, courbé, en suivant vaguement les talons de celui qui le précède… Il songe peut-être – à quoi ? à sa prochaine permission ? à sa femme, ou simplement à la paille moelleuse qu’il vient de quitter ?
   Vjjj-jou….. Rrrrammm ! – les vaches ! – T’es touché ? – Penses-tu ! – « Tout le monde dans le boyau ! » Chacun descend, ou dégringole. On a de la boue jusqu’aux genoux, on se cogne aux pare-éclats, aux parois humides de la tranchée, et c’est la marche lente, serpentine avec des arrêts, des mots passés de la tête à la queue et de la queue à la tête pour prévenir d’un trou, d’un fil, puis c’est la descente boueuse vers le ravin où l’on sent les relents d’un bombardement à gaz de la journée ; quelques-uns tombent et se relèvent lourdement.
   Enfin on arrive, ou presque… – Où est le guide du génie ? On le cherche sous la pluie dont chacun ruisselle. Il fait repasser la troupe par le chemin d’où elle vient. Les obus tombent. Tant pis !
   Voilà le chantier où l’on va travailler deux heures, ou plus, avant de retourner là-bas ! Chacun prend un outil ; le gradé du génie place les équipes, leur mesure leur chantier avec de grandes baguettes de fusée, étalonnées.
   « Une pioche, deux pelles ! Encore une pelle ici ! – « Tu viens, Henri ? – Les équipes se forment par amitiés, les hommes se cherchent et vont et viennent.
   Le travail commencé s’est éboulé, le boyau n’est plus qu’un ruisseau qu’il faut vider avec la pelle avant de creuser. Quelques uns plus heureux, trouvent un coin presque sec.
   La longue file d’ombres se met au travail ; les outils se lèvent et s’abaissent ; on entend des paquets de terre molle s’écraser en retombant, et, sous la pelle et la pioche, la terre noire se découvre, lumineuse par places...

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Les Anekphantes 1931) Roger Farney
Les Anekphantes, 1931